Français Ep 0: Abolir c'est créer
*Le texte en italique a été traduit.
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BBC: Les villes des États-Unis restent dans un état de haute tension ce soir alors que le pays se prépare à une nouvelle vague de protestation contre la mort de George Floyd.
Radio Canada: Les vies des Noirs comptent, Montreal continue elle aussi a le répéter.
Global News: Nous commençons au Nouveau-Brunswick où, pour la deuxième fois ce mois-ci, la police a tué une personne autochtone.
Reporter: Un appel à réduire de moitié le budget annuel de 662 millions de dollars de la police de Montréal. C'était le message de la manifestation.
Intervenant : Les communautés marginalisées qui ont besoin de services. C’est ça la nouvelle révolution du bon sens. Et nous devons rester dans les rues jusqu’à ce qu’elle soit réalisée.
Manifestants: Pas de justice. Pas de paix. Defund La Police.
[01:00]
Karl: À la suite de ces manifestations mondiales, les membres de la communauté se sont réunis pour former la Coalition pour le définancement de la police. La mission était simple: définancer la police et investir dans des approches communautaires pour la sécurité publique.
Karl: Trois ans plus tard, les revendications de la Coalition pour le définancement de la police sont plus actuelles que jamais, alors que la ville de Montréal fait face à différentes crises qui exacerbent les injustices.
Karl: Aujourd'hui, la Coalition pour le définancement de la police réunit 80 organismes montréalais et des centaines d’activistes qui luttent pour réaliser une vision alternative de notre sécurité collective.
[02:06]
Alia: Vous écoutez Brûler Bâtir.
Karl: Un nouveau podcast mensuel bilingue de la Defund Coalition.
Alia: Je suis Alia.
Karl: Je suis Karl.
Alia: Et nous serons vos animateurs.
[02:20]
Alia: Souvent, les conversations autour du définancement sont présentées comme des appels négatifs, qui cherchent à supprimer ou à détruire.
Karl: Toutefois, les appels au définancement sont ancrés dans la reconnaissance que la sécurité des individus est créée à travers des organisations de soins qui s’attaquent aux sources des problèmes que vivent les individus en répondant à leurs besoins réels.
Alia: Les systèmes carcéraux qui prétendent actuellement assurer la "sécurité publique" sont fondés sur des logiques de punition et de peur qui, au contraire, sont elles-mêmes des sources majeures de préjudice et de violence, et qui créent un cycle infini d'injustice et de criminalisation.
Karl: Transformer la manière dont nous adressons la violence et les torts peut sembler comme très ambitieux. Mais ces réponses communautaires existent déjà partout autour de nous, elles sont souvent méconnues, et elles pourraient tellement être mieux utilisées si elles étaient mieux financées.
Alia: On veut présenter ce travail, avec tous ses défis et ses triomphes, ici même, à Montréal. Ce faisant, on veut mettre l'accent sur la dimension générative et reconstructive des campagnes de définancement de la police.
Karl: La lutte n'est pas juste d'abolir certaines choses, mais surtout de créer des nouvelles réponses qui vont rendre désuète la police, les prisons et les institutions de contrôle.
Alia: En suivant l’activiste Mariame Kaba, nous voulons commencer par la question: « Que pouvons-nous imaginer d'autre, pour nous-mêmes et pour le monde ? »
[03:47]
Alia: Salut Karl!
Karl: Allô Alia.
Alia: D'habitude, on va interviewer d'autres personnes ensemble. Mais aujourd'hui, pour commencer, on va s'interviewer mutuellement.
Karl: Tout d’abord je veux dire merci de m’avoir rejoint pour ce projet-la. J’suis vraiment heureux d'y participer. Pis vraiment excité des personnes qu’on va interviewer. Pis de comment le projet se part jusqu'à maintenant. Qu’est-ce qui t'as poussée à mettre le projet sur pied? C’est quoi ta vision?
Alia: Ce projet a été motivé par plusieurs raisons qui s'entrecroisent. Je milite avec la Defund Coalition et je travaille principalement avec l'équipe de communication. À l'époque, une grande partie de notre travail était axée sur la recherche et la dénonciation de la violence et des préjudices causés par les opérations de police dans la ville. On a alors pensé à mettre en place un projet plus axé sur l'espoir et l'aspect génératif des demandes de définancement. On avait entendu parler du projet One Million Experiments aux États-Unis, et on pensait que c'était un modèle très intéressant pour réaliser ce type de travail abolitionniste imaginatif.
Après de nombreux mois de réflexion et de planification, on a donc constitué cette équipe et nous voilà. Lorsqu'on réfléchissait aux animateurs pour ce projet, ton nom est apparu et je t'ai envoyé un e-mail. Je suis curieuse de savoir ce qui t'a poussé à rejoindre le projet et ce qui t'a fait dire oui.
Karl: Je me souviens exactement du moment où j'ai vu ton message. Pis j’étais, genre, oh so nice! Je m'étais coupée de la civilisation pendant une semaine et demi, j’étais sur un voilier. Et plus, en ce moment-là j'étais comme je veux me réimpliquer. Je veux revenir dans la mobilisation. Faque c’est quand même perfect timing. Puis le projet me tentait vraiment, comment on avait le goût de discuter, de faire un porte-voix des idées de la campagne pour le définancement de la police, puis comment les intervenants vivent ça. Puis, je pensais à quelque chose qui me rejoint dans mon militantisme personnel: de parler à des personnes qui ne sont pas nécessairement d'accord avec les idées par rapport à définancer la police ou réimaginer les soins, et je voyais que le projet pouvait mener à ça. Montrer que c'est pas juste théorique, utopique, mais que c'est des alternatives concrètes qui existent déjà. Puis que c'est de construire les systèmes alternatifs, de penser au soutien pour tout le monde. Voilà, c'est ça qui me parlait. On a un peu effleuré les thématiques de "l'abolition" jusqu'à présent, sans nécessairement le nommer – mais on veut le nommer abolition. Puis je me demandais, comment t'avais entendu parler la première fois de l’abolitionnisme? Pis qu'est ce que ça veut dire pour toi aujourd'hui?
Alia: Je ne sais pas si je me souviens de la première fois où j'ai entendu le mot abolition. Mais je pense que c'est en 2020, pendant les manifestations Black Lives Matter, que j'ai vraiment commencé à intégrer l'abolition dans le cadre fondamental de comment je pense à la politique en général. Pour moi, il s'agit vraiment de réinvestir et de créer une économie de soins plutôt qu'une économie de punition et de violence. On utilise donc des mots comme "définancer" ou "abolir", qui sont en quelque sorte des mots destructeurs, mais il s'agit vraiment de comprendre que par ce processus, on refait et on refinance d'autres choses. D'un point de vue structurel, ce cadre politique implique qu'il faut s'organiser et se battre pour la création et le maintien de lieux qui fournissent un soutien et des soins réels à nos communautés. Il s'agit là d'une liste d'exigences vaste, mais il y a aussi, selon moi, une dimension plus personnelle et quotidienne qui a un impact sur la façon dont on se présente dans nos relations interpersonnelles et dont on s'occupe des gens autour de nous. Je vois ça comme un mouvement qui exige constamment du travail, de l'énergie et de la lutte : essayer, et réessayer lorsque nous échouons. Et toi, Karl ? Tu te souviens du moment où le mot abolition est entré dans ta vie? Qu'est qu'il signifie pour toi aujourd'hui ?
Karl: Et oui, ben c'est intéressant que tu parles de 2020. Puis je pense que 2020, ça a été un turning point qui a exposé la violence policière, puis de la voir se déployer. En 2020, j'étais intervenant dans la rue auprès des personnes qui sont impliquées dans l'industrie du sex. Puis pendant la crise de santé publique, c'est juste devenu comme ça n'avait pas de sens comment notre travail était directement en contradiction avec celui de la police. Pour aider, pour mettre en place les interventions auprès des personnes, il fallait toujours calculer qu'est ce que la police va faire? Qu'est ce que la police va contrecarrer? Puis en 2020, à Carlton ils ont aboli les stages dans la police à l'école des criminologies. Puis ça faisait vraiment écho avec moi où j'étais rendu dans mon parcours où j'avais à choisir un stage professionnel puis la recherche. Puis j'ai été plus sans recherche finalement. Puis j'ai fait justement mon mémoire sur des intervenants dans le contexte de la crise de COVID, comment il négociait le travail avec la police. Puis j’ai entendu des dizaines et dizaines de témoignages de comment la police était comme une complication dans le travail des intervenants. Enfin, je dirais que c'est là que ça s'est cristallisé comment la police ne peut pas être une source de soins. Puis elle ne peut pas prendre soin des communautés marginalisées. Puis elle fait juste amplifier les problèmes. Pour revenir peut être à ce que tu as mentionné aussi pour l'éthique personnelle. Je pense que les abolitionnistes nous invitent à ne pas utiliser la théorie abolitionniste juste d'un point de vue théorique, mais à ce que ça devienne comme une éthique personnelle de vie. Puis il y a des abolitionnistes, justement, qui nous rappellent qu'on peut pas, d'un côté plaider pour l'abolition, puis de l'autre agir dans des logiques punitives. Comment on arrive dans nos relations, puis comment on répond à ce qui nous blesse, puis quand on blesse les autres. Fait que c'est un peu comme la manière de vivre sa vie, puis d'appartenir à une communauté, de travailler avec la communauté. Donc moi je pense que nos parcours font quand même écho sur l'importance de l'abolition dans nos vies, puis aussi dans notre parcours plus intellectuel.
Alia: Oui, c'est intéressant la façon dont tu parles de ton expérience de 2020 comme étant une époque où beaucoup de ces idées semblaient avoir le potentiel d'être vraiment transformatrices. Une partie de la motivation pour ce podcast était de se rappeler comment en 2020, ces idées abolitionnistes semblaient dominantes et combien de personnes semblaient soutenir le définancement pour la première fois. J'ai l'impression que depuis, l'espoir d'un changement systémique s'est éloigné; et donc une partie de l'espoir de ce podcast était de retrouver un peu de cette énergie et de ce travail vraiment concret. J'aime me souvenir de cette énergie et t'entendre en parler.
Karl: Puis c’est Mariame Kaba qui dit: Hope is a discipline.
Alia: Oui, l'espoir est une discipline et j'espère qu'on pourra garder ce sentiment vivant tout au long de nos entretiens. Je pense que pour moi, au plus fort, les articulations de l'abolition ne sont pas des projets politiques abstraits ou lointains, mais des choses qui ont des enjeux pour la façon dont on se comprend et la façon dont on navigue toutes nos relations. Et c'est aussi une politique qui est vivante et ouverte à la transformation et à la critique. Et je pense qu'au fur et à mesure que ces idées s'imposent dans le courant dominant, ou du moins qu'elles sont davantage financées, on est aussi toujours en train de négocier ce que ces choses signifient. C'est pas simple de trouver comment transformer la violence et la souffrance, et les réponses ne sont pas fixes ou toujours évidentes au premier essai. Je pense que c'est une bonne transition vers notre dernière question, qui parle en quelque sorte de cette transformation et reprend le nom de notre podcast et l'esprit qu'on veut vraiment apporter à ces conversations, à savoir que le travail de défaire est un double engagement: défaire les structures personnelles et de formuler des relations sociales alternatives, qui sont détachées de ces institutions. La question est donc la suivante : quel système ou structure carcérale veux-tu brûler et que veux-tu bâtir à sa place ?
Karl: Je pense que si on entrevoit l'abolition comme un horizon sur lequel il faut s'engager, puis tout en suivant aussi les propositions qui nous disent de penser à des réformes non-réformistes, donc on peut élargir la carcéralité ou travailler à la diminuer vers le projet final qui est d'abolir. Je pense que ça serait vraiment important de se défaire de notre tendance punitive des 40 dernières années à faire entrer progressivement les logiques de contrôle et de surveillance dans les services sociaux, donc de revenir à un travail social qui se focus vraiment sur les soins. Puis, toi Alia?
Alia: En ce moment je réfléchi beaucoup à l'état-nation et aux frontières coloniales, à cause du génocide en cours à Gaza. À l'illusion que ces frontières militarisées seraient une source de sécurité. Les frontières sont elles-mêmes violentes et elles créent un faux sentiment de paix dans la vie de certains, en sacrifiant la vie d'autres. Et il y a cette illusion que la sécurité des personnes est en compétition, que la sécurité des Israéliens requiert une violence constante contre les Palestiniens. Je pense qu'un cadre abolitionniste nous pousserait à comprendre que notre sécurité est en réalité connectée. Un des plus gros mensonges de l'état colonial a été de nous convaincre que ce n'est pas le cas. Et je réfléchis à ce qu'on pourrait construire en étant plus ancré dans la réalité. Une chose qui me donne un sentiment de joie et de connexion dans ma vie c'est les espaces who je peux me sentir connectée et en communauté avec mes voisins, même avec ceux que je ne connais pas ou qui sont très différent de moi. Et pour moi, c'est le café au bout de ma rue où il y a des gens d'âge et de milieux divers, que j'ai appris à connaître. Je suis une étudiante et une partie de ma recherche est sur les espaces communautaires, et je les considère comme des lieux où la solidarité, les connexions humaines, et la reconnaissance des besoins des personnes sont possibles. Alors voilà je pense à ces deux choses là, qui sont d'une certaine façon pas reliées, mais je pense que d'autres façons elles sont très connectées.
Karl: We should go to that coffee down the street! I’d be interested. Merci, Alia pour ce premier épisode. Je pense que ça fait une petite présentation de qui on est et notre lien avec la coalition Defund.
Alia: Merci d'être là, et aussi pour tout le travail qui a rendu tout ça possible. Et on devrait aussi remercier notre équipe, qui nous a aidé à réfléchir à ces notions et qui continue à faire beaucoup de travail en coulisses.
[13:52]
Alia: Merci pour la conversation Karl.
Karl: Merci Alia à plus tard.
[14:43]
Karl: Brûler Bâtir est un projet réalisé par Alia, Karl, Abby, Zo, and Orlando.
Alia: Notre chanson outro est de Kimmortel sur leur nouvel album Shoebox. Vous pouvez le trouver dans les show notes, avec une transcription complète de l'épisode en anglais et en français. Nous faisons ce travail à Tiohtià:ke sur les terres non cédées du Kanien’kehá:ka.
Karl: Abonnez-vous au podcast et partagez! Merci d’avoir été des nôtres et on se dit à la prochaine.